Enquête Agrinovo : Qui sont les nouveaux agriculteurs ?
Initié début 2024, le projet Agrinovo de l’École supérieure des agricultures a été retenu, parmi cinq lauréats, par le ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire dans le cadre d’un appel à projets de recherche sur le thème des nouveaux actifs agricoles. Dans un contexte de départ massifs d’agriculteurs à la retraite, la question de l’ajustement des dispositifs d’accompagnement aux attentes des candidats à l’installation est une priorité. En avril dernier, l’enquête a été délivrée à plus de 28 000 exploitants agricoles, installés en 2018 et 2022, afin de mieux comprendre qui ils sont et leurs nouveaux besoins. L’ESA dévoile ce jeudi 20 mars les résultats de l’enquête sur son campus angevin.
" Agrinovo met en lumière de nouvelles lignes de fracture qui traversent le monde agricole, dépassant l’opposition classique entre héritiers et reconvertis. Nos analyses montrent que le fait d’être enfant d’agriculteur ou non ne suffit pas à expliquer la diversité des conceptions du métier. D’autres facteurs, tels que le niveau de qualification, l’expérience professionnelle antérieure ou encore les ressources précédemment accumulées, jouent aussi un rôle déterminant dans les parcours et les visions du métier d’agriculteur aujourd’hui. " explique Caroline Mazaud, chercheuse en sociologie au LARESS (ESA).
Agrinovo, une enquête pour décrypter le renouvellement des générations agricoles
L’étude Agrinovo a été menée pour mieux comprendre le renouvellement des générations agricoles, alors que la profession fait face à une transformation profonde. Historiquement caractérisé par une forte transmission familiale, le secteur agricole connaît aujourd’hui des évolutions marquées : de moins en moins d’enfants d’agriculteurs reprennent l’exploitation parentale, tandis qu’un nombre croissant de nouveaux exploitants s’installent sans que leurs parents eux-mêmes n’aient exercé le métier.
Dans ce contexte, l’enquête Agrinovo a été conçue pour identifier les profils des nouveaux installés, analyser leurs parcours avant l’installation et comprendre leurs modalités d’accès au métier. Ainsi, près de 28 000 exploitants agricoles, inscrits à la Mutualité sociale agricole (MSA) et ayant accédé au statut d’agriculteurs en 2018 et 2022, ont été contacté en avril 2024. L’échantillon final comprend 3 400 réponses exploitables, permettant d’obtenir un panorama représentatif des nouvelles trajectoires agricoles.
À partir de cette base de données, cinq profils types de nouveaux agriculteurs se sont distingués : les " héritiers bien préparés ", les " héritiers sans vocation ", les " classes populaires hors-cadre ", les "reconvertis des classes moyennes " et les " reconvertis des classes supérieures ".
Les " héritiers bien préparés " : une transmission familiale ancrée dans la vocation agricole
Première catégorie identifiée par l’étude Agrinovo les " héritiers bien préparés " représentent le groupe le plus important avec 1 170 individus, soit 34,4% des répondants. Ce profil incarne la continuité générationnelle de l’agriculture, s’appuyant sur une transmission familiale forte et une socialisation précoce au métier.
L’étiquette d’héritiers n’a rien d’usurpé : 96% de ces agriculteurs ont au moins un parent exerçant dans le secteur. Largement masculins (81% d’hommes), ils se distinguent par leur jeunesse : 80% ont moins de 35 ans au moment de leur installation, et près de la moitié ont franchi ce cap avant leurs 25 ans. À titre de comparaison, dans le reste de l’échantillon, seuls 47% des agriculteurs ont moins de 35 ans, et à peine 8% moins de 25 ans.
L’installation rapide de ces jeunes exploitants ne relève pas du hasard : elle est le fruit d’un parcours d’apprentissage dense et diversifié. Ce groupe se distingue par une immersion précoce dans le monde agricole : 88% ont participé aux travaux de l’exploitation familiale avant même de s’installer. Cette transmission ne s’arrête pas au cercle familial : 88% ont également acquis une expérience sur une exploitation tierce, hors du cadre parental, via des stages, des apprentissages ou des emplois salariés.
Loin d’être une contrainte, cet ancrage familial façonne un projet professionnel affirmé : pour un tiers d’entre eux, la motivation principale à l’installation est la volonté de reprendre l’exploitation familiale ou de suivre la voie de leurs parents. Cette dimension filiale transparaît dans les modalités d’installation : la majorité des " héritiers bien préparés " reprennent une exploitation existante, contre seulement 15% qui créent leur propre structure. Dans trois cas sur quatre, la reprise s’effectue au sein même du cercle familial, perpétuant ainsi une tradition où la transmission dépasse la simple logique économique pour devenir une véritable passation patrimoniale et identitaire. Ainsi, la transmission par filiation demeure un pilier structurant du monde agricole français selon l’enquête Agrinovo.
Les " héritiers sans vocation " : une installation tardive et un retour inattendu à l’agriculture
Si la transmission familiale demeure un vecteur majeur du renouvellement agricole, elle ne suit pas toujours une trajectoire linéaire. À rebours des " héritiers bien préparés ", une autre catégorie émerge : celle des " héritiers sans vocation ", qui représente 22% de l’échantillon étudié, soit 752 individus. Contrairement aux premiers, ces agriculteurs ne se destinaient pas naturellement à reprendre l’exploitation familiale.
Ce sont pourtant, eux aussi, des enfants d’agriculteurs dans leur majorité (71%), mais leur trajectoire les éloigne d’abord du monde agricole. 92% d’entre eux exercent un autre métier avant de revenir vers l’agriculture, souvent après une première carrière comme employé (42%) ou ouvrier (24%). Leur engagement initial dans une autre voie s’explique notamment par un manque de transmission familiale : plus des deux tiers n’ont pas suivi de formation agricole initiale, et un tiers n’a jamais travaillé sur une exploitation avant de s’installer. Parmi ceux qui ont eu une première expérience agricole, celle-ci reste souvent informelle : 43% se sont limités à donner un coup de main ponctuel sur une ferme familiale, sans une véritable immersion professionnelle.
Une particularité de ce groupe réside dans sa composition majoritairement féminine (61%). Historiquement moins encouragées que leurs homologues masculins à reprendre l’exploitation familiale, ces femmes se tournent d’abord vers d’autres parcours professionnels avant de revenir vers l’agriculture. Généralement, l’installation se fait par le biais de leur conjoint, déjà exploitant agricole, suggérant que leur engagement dans le métier résulte davantage d’une réorientation progressive que d’une vocation ancrée dès l’enfance.
Les « classes populaires hors cadre » : une autre voie vers l’installation agricole
Si la transmission familiale reste un schéma dominant dans le monde agricole, une autre catégorie d’agriculteurs s’affranchit de ce modèle : celle des " classes populaires hors cadre ". Représentant 16% des personnes interrogées (551 individus), ces agriculteurs ne sont majoritairement pas issus de familles d’exploitants (97%), bien qu’un lien indirect avec l’agriculture persiste : près de trois quarts d’entre eux comptent un agriculteur dans leur entourage familial élargi. Plutôt que d’hériter d’une exploitation, ils s’installent souvent sur une ferme extérieure à leur famille (40%) et ont acquis une expérience sur des exploitations tierces.
Leur ancrage rural constitue un autre trait distinctif : 90% vivaient déjà en zone rurale avant leur installation. Issus en majorité de milieux ouvriers (56%) et employés (20%), 60% d’entre eux occupaient des postes similaires avant leur reconversion (30% ouvriers, 30% employés). Leur motivation reflète cette origine sociale : le goût du travail en extérieur et le désir d’indépendance priment, traduisant à la fois une valorisation du travail manuel et une volonté d’échapper à la subordination salariale.
Moins liés à la transmission familiale, ces agriculteurs incarnent une autre manière d’accéder au métier : par une formation agricole initiale (deux tiers) et une expérience salariée, avant de sauter le pas de l’installation. Leur parcours illustre ainsi une dynamique d’ascension sociale, où l’agriculture devient un moyen d’émancipation.
Les " reconvertis des classes moyennes " : une bifurcation vers l’agriculture
Représentant 20% de l’échantillon (667 individus), les " reconvertis des classes moyennes " ont pris un virage tardif vers l’agriculture, souvent sans ancrage rural ni familial dans ce secteur. 82% d’entre eux n’ont pas de parents agriculteurs et s’installent en créant leur propre exploitation, accédant aux terres via des agences immobilières bien plus fréquemment que la moyenne (20% contre 6%). Issus pour 37% d’un ménage à dominante cadre ou profession intermédiaire, 39% étaient employés et 25% exerçaient une profession intermédiaire avant leur installation. Leur trajectoire se distingue par une grande mobilité professionnelle : trois quarts ont exercé au moins deux métiers avant de se tourner vers l’agriculture, et leur installation intervient plus tardivement que la moyenne, 31% ayant plus de 40 ans.
Leur approche de l’agriculture reflète leur parcours atypique : trois quarts vendent exclusivement en circuit court, 60% privilégient le bio et un tiers se spécialise dans le maraîchage, soit le double de la moyenne. Plus engagés dans une agriculture alternative que dans un militantisme structuré, ils adhèrent peu aux syndicats (72% ne sont pas syndiqués), préférant une approche indépendante et pragmatique du métier.
Les " reconvertis des classes supérieures " : un retour paradoxal vers l’agriculture
Dernier groupe de cette typologie, les " reconvertis des classes supérieures " représentent 8% de l’échantillon étudié (257 individus). Issus majoritairement des milieux urbains et des catégories socio-professionnelles supérieures, ces nouveaux agriculteurs présentent un profil à contre-courant des tendances habituelles. Avant leur installation, plus de 80% exerçaient une profession de cadre ou intellectuelle supérieure, et 85% étaient titulaires d’un diplôme bac+5 ou plus. Un tiers d’entre eux partage également leur vie avec un conjoint cadre ou intellectuel supérieur.
Malgré cette trajectoire élitiste, une proportion significative (42%) est issue de familles agricoles, témoignant d’un mouvement de " contre-mobilité " : après une première carrière hors du monde agricole, ils reviennent vers la profession de leurs parents. Cette dynamique contraste avec les reconvertis des classes moyennes, bien plus détachés des héritages ruraux (seulement 12% avaient un parent agriculteur). Par ailleurs, bien que très qualifiés, 30% ont suivi une formation en lien avec l’agriculture, ce qui nuance l’image d’une élite néorurale en quête d’un simple retour à la terre.
Contrairement à la classe précédente, les " reconvertis des classes supérieures " compte une petite majorité d’hommes (58%). En somme, plus qu’une rupture avec leur milieu d’origine, leur engagement dans l’agriculture traduit un parcours hybride, entre ascension sociale et ancrage familial rural, illustrant une redéfinition contemporaine des trajectoires professionnelles dans le monde agricole.